Destination : 134 , Chasse au trésor


L’île au trésor

J’ai posé le titre d’abord.

Parce que j’ai décidé d’écrire une histoire sans île ni trésor.

Parce que je sais bien que ça n’a aucune réalité, qu’il n’y a pas d’île dans ce bas-monde pour abriter ma chute, et que les trésors sont toujours hypothétiques.

Les portes de l’hyper marché viennent de s’ouvrir et le flot habituel des consommateurs s’engouffre vers le bonheur factice des achats. Moi, je ne dors plus, de toute façon, le froid m’a tenu réveillé toute la nuit. Je vais inaugurer ce cahier, tombé samedi soir d’un caddie, et m’essayer ainsi au « voyage immobile », faute de pouvoir partir d’ici.

Avant – j’ai eu une vie avant – j’avais fait des études de langues zo, mais j’ai dû les interrompre. « Avec un tel accent, tu n’arriveras jamais à rien », c’était le verdict sans appel de ce prof à tête de rat, briseur d’avenir, j’entends encore sa voix acide.

Après ça, ça s’est mis à glisser dans ma vie, et ça a été la galère.

J’ai été un temps gardien de zoo – je sais, vous allez croire que c’était uniquement pour la consonance, mais en réalité, je n’avais trouvé que ce travail-là – sauf qu’en fait, je suis allergique aux animaux. Vous avouerez que dans ce travail, ça gêne un peu !

Après un passage au MacDo, j’ai tâté de la peinture, mais pas artistique, bien sûr, je n’ai aucun don. Il n’y a eu aucun cadeau de fée dans mon baluchon de naissance, et j’ai su d’emblée que les trésors, c’était de la foutaise. Peintre en lettres, ça faisait presque intello, ça me plaisait, mais j’ai dû déchanter. J’étais incapable de réaliser un travail propre, ça dégoulinait impitoyablement. Les bavures fatales. J’ai été débauché prestement.

Comme j’ai le sens de l’humour, je me suis dit que j’allais faire flic – bavure pour bavure, j’en connaissais un rayon – mais ils ne m’ont pas voulu. Trop d’études, un passé de militant un peu louche.

Je m’interromps, passent devant moi des jeunes avec un équipement de montagne. Ils sont déjà bronzés et rejoignent leur 4x4 démesuré. C’est fou le nombre de gens qui ne vivent pas dans le même monde que moi. J’ai parfois la sensation d’être sur une île déserte, isolé, tout seul de mon espèce.

Faut dire que je fais partie des transparents, assis sur mes cartons, protégé par une couverture miteuse, pas loin du parc des caddies. Les gens détournent les yeux, ils ne me voient tout bonnement pas.

Non, décidément, l’image de l’île est nulle. C’est évident, là où le caddie fleurit, la notion d’île trépasse.

Je ne sais pas pourquoi, tout d’un coup, je pense à Houellebecq et à sa « possibilité d’une île ». Moi, bien sûr, j’aurais choisi un autre titre. Par exemple : « la possibilité d’un lit », ça, c’est pas de la foutaise, c’est du concret. Mais Houellebecq, on peut penser qu’il ne s’est jamais posé la question d’un lit. Encore un qui est né avec une cuillère d’argent dans la bouche.

Quand on y pense, il y a de drôles d’expression en français, et j’adore les imaginer au pied de la lettre. C’est comme ça que le gamin qui a toujours la cuillère dans la bouche, fût-elle en argent, ne me semble pas avoir un sort plus enviable que celui qui a un compas dans l’oeil !

Mais je m’égare. J’avais décidé d’écrire ma vie, mes pompes… et je raconte n’importe quoi, avec ma chaussure droite qui baille à l’envi.

A propos de pompes, vu d’ici, j’en vois passer de toutes les sortes, j’ai les yeux à ce niveau-là, de mon poste d’observation. Et ça me rappelle immanquablement Félix Leclerc et ses « souliers qui ont beaucoup voyagé », alors que les miens ne me servent plus vraiment à ça.

« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver ». Ca, c’est pas Leclerc, c’est Vignault, et on dirait qu’il a écrit sa chanson pour moi. Dans ma vie aussi, c’est l’hiver tout le temps, je suis comme « un singe en hiver ». Tiens ça me sort comme ça, un souvenir du zoo, peut-être. Plus ma vie s’étiole sur ce parking pourri, plus mon cerveau est envahi de réminiscences culturelles de ma vie d’avant. L’île au trésor, évidemment, ça vient de là aussi. Et c’est peut-être un bon titre pour se faire connaître autour de vous. Les gens, ça leur rappelle quelque chose et pof, ils achètent. La littérature amerloque me sortira peut-être du bitume ! En plus, je connais mes contemporains. Dans un monde sans espoir, ils s’imagineront lire le mode d’emploi vers le bonheur, un Kohlanta de poche. La recherche de la richesse, ça les habite.

J’en parlais l’autre nuit à Lulu, au « Bivouac » - oui, j’ai été raflé par le Samu social, le soir de la neige. Pourquoi « le Bivouac », me direz-vous ? ben, c’est une question que vous ne poseriez pas si vous y étiez allés. C’est vraiment rustique !

Lulu, il poursuit ses rêves d’enfant, il fait la manche régulièrement devant le pôle emploi – il faut mettre toutes les chances de son côté et bien choisir l’endroit, qu’il dit, on ne sait jamais, peut-être je décroche le contrat du siècle, celui qui me fera devenir riche et sortir de la mouise.

Je lui faisais part de ma vision optimiste de l’avenir, l’univers pourri jusqu’à la moelle, l’homme rongé jusqu’aux tréfonds, la planète foutue et le fric comme miroir ricanant aux alouettes.

« Oh, mec, t’es trop noir, tu devrais t’appeler « Blacky » ! qu’il m’a dit en rigolant de sa voix rouillée, tuée par les nuits humides.

« Tais-toi », lui a dit un vieux clodo du fond du dortoir.

« Eh, je parle quand je veux, mec, avec mon pote Blacky, on refait le monde. Tu nous enlèveras pas ça, vieux pote ! »

Le Bivouac, en tout cas, j’essaie d’éviter au maximum, même si Lulu, au fond, m’attendrit avec ses rêves de gosse et d’avenir radieux et irradiant.

A propos d’irradiant, j’aimerais bien non pas la chaleur du soleil des tropiques sur une île imaginaire, mais, plus modestement, un peu de chaleur. Je fantasme sur un petit radiateur, ou un feu de joie, ou un grand d’amour et une femme contre ma peau…. Je vous l’écris crescendo, bien sûr ! Ca fait longtemps que je n’ai plus eu de chair de femme sous mes paumes. De temps en temps, je me dis : « nous, monsieur, les femmes, ça ne nous intéresse pas, ça ne nous fait pas broncher d’un poil, ça ne nous touche même pas ». J’aime bien me vouvoyer dans mon dialogue intime, ça me donne l’impression d’être plus chic, moins seul.

Mais je sais qu’il n’en est rien, que je suis solitaire à crever, que j’ai froid, et que je meurs de désir de chaleur humaine.

« Blacky », il a raison, je suis vraiment black. Et s’il y a un soleil dans ma vie, c’est un soleil noir. « Soleil noir… il n’y a plus d’espoir… »

Ah non, pas Johnny, je disais qu’il me reste la culture, mais pas n’importe quoi quand même. Je le sais, hélas, dans trois secondes, je vais commencer à chanter « on a tous en nous quelque chose de Tennessee ».

J’entends une voix de gamin : « maman, donne moi un sou pour que le monsieur, il ait une vraie demeure ».

Ca alors, ce gamin est improbable. Non seulement il s’est aperçu que j’existais, mais en plus, il a le vocabulaire à l’ancienne : « vraie demeure »… incroyable, quand même !

Cela dit, peut-être que si je chantais, je récolterais un trésor de pièces de cuivre, mises bout à bout, ça serait même un mini Eldorado, à défaut d’île au trésor.

Finalement, un titre, ça commande beaucoup la suite du récit. Si j’avais écrit « ma nuit chez Maud », à la place, je n’en serais pas à verser dans le misérabilisme le plus poisseux, mais à développer des métaphores soyeuses.

Ou si mon choix avait été « croisière en solitaire », je me serais embarqué vers des îles lointaines, et là « soufflez, alizés légers, décoiffez-moi, mouillez-moi, embruns discrets, éventez-moi, femelle odorante… »

Zut, il pleut vraiment, il va falloir que je bouge, les gouttes détrempent mon cahier, effacent mes mots, gomment ma vie. Bientôt, il ne restera plus rien de mon récit. Tout s’évanouit.

Je me réveille aux urgences. Je suis allongé sur un brancard dans un couloir. J’ai froid.

En face de moi, au-dessus de la secrétaire, un poster montre insolemment une plage exotique, très loin d’ici, sable blanc, mer turquoise, cocotiers.

Je ferme à nouveau les yeux.

Mon île est intérieure, définitivement.

Christine C.